Bible et cinéma

Jacques JulienBess, pour l’amour

Auteur: Jacques Julien

Mon nouvel essai: Bess: pour l’amour, porte sur le film du cinéaste Lars von Trier, Breaking the Waves (1996). La traduction canadienne de ce titre par L’amour est un pouvoir sacré m’a suggéré les pistes à emprunter dans ma lecture. Selon cette indication, les protagonistes, un mari et sa femme, en viennent à considérer le pouvoir sacré attribué à l’amour comme une force quasi magique de guérison. C’est un parti-pris de leur part, conforme à la teneur du film lui-même, dont le cinéaste a dit qu’il est un curieux mélange de religion, d’érotisme et de possession.

Bess : pour l'amour

Certes, «nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime» (Jean 15, 13). Cependant, je ressentais un malaise à voir que cette phrase pouvait servir de caution au fait qu’une jeune femme innocente et amoureuse soit sacrifiée au désir exprimé par son mari. Les spectateurs, quant à eux, ont été partagés entre deux réactions opposées et assez extrêmes : l’une, quasi mystique, faisait de Bess une sainte qui s’était livrée complètement à l’amour. L’autre, au contraire, considérait qu’elle était la victime d’un scénario machiste archaïque, selon lequel la femme est prise dans un enchevêtrement de paroles patriarchales qui la mènent à la mort.

Au moment où ils regardent le film, les spectateurs, pour la plupart, sont aveugles aux références ou aux allusions à une culture religieuse, même si le déroulement du film les met pourtant en présence de plusieurs théologies de la parole. La plus prépondérante, proclamée au temple, demande un amour inconditionnel pour la parole écrite, la vénération sans équivoque envers les mots de la Loi. C’est ce que l’Ancien de la communauté rappelle à tous, et à Bess en particulier. La jeune fille répond qu’elle ne comprend pas qu’on puisse aimer des mots. «Comment pouvez-vous aimer des mots? Vous pouvez seulement aimer un autre être humain. Voilà la perfection.»

L’affirmation très ambiguë du pouvoir de l’amour est sous-tendue par plusieurs contextes formulés en plusieurs langues, dont le plus puissant est certainement le passage très connu de la Première lettre de Paul aux Corinthiens qu’on appelle l’hymne à l’amour (1 Corinthiens 13, 1-13). Ces énoncés, diffusés et commentés par quelques pages de L’imitation de Jésus-Christ, sont également insérés dans les liturgies de mariage. Ces reprises contemporaines font partie de la problématique de notre sujet : quelle est la force contraignante d’un lien établi entre une femme et son mari?

Bess est une jeune fille simple, ignorante de l’amour. Elle a épousé rapidement Jan, un étranger plus âgé qu’elle et ils vivent ensemble quelques instants de bonheur dans une atmosphère qui est celle du Chant des chants. Très tôt après le mariage, Jan est blessé à la tête. Alors qu’il est cloué au lit, il propose à sa jeune épouse un contrat fondé sur ce pouvoir sacré de l’amour. Bess, d’abord choquée, obéit aux consignes de son mari, son chef (kephalè), et se livre à des pratiques dangereuses pour elle. Confiante dans les pouvoirs thaumaturgiques de l’amour et dans le secours de Dieu avec qui elle dialogue, elle va jusqu’à la mort dans l’espoir de provoquer par son sacrifice la guérison de son mari.

L'amour est un pouvoir sacré
À l’entrée du chapitre onze de la Première lettre aux Corinthiens, les éditeurs de la TOB prennent la peine de noter que «la pensée de Paul est assez obscure, et ses arguments théologiques sont très dépendants des mœurs de son époque» (1 Corinthiens 11, 4). Le chapitre quatorzième de la même lettre fait la synthèse de ce qui a précédé par un retour sur les dons spirituels, particulièrement la glossolalie et la prophétie. Mais avec cette consigne qui vise particulièrement les femmes, et parmi elle, notre héroïne, Bess McNeill : «Comme cela se fait dans toutes les Églises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées : elles n’ont pas la permission de parler; elles doivent rester soumises, comme dit aussi la Loi. Si elles désirent s’instruire sur quelque détail, qu’elles interrogent leur mari à la maison. Il n’est pas convenable pour qu’une femme parle dans les assemblées» (1 Corinthiens 14, 33-35). Après une conclusion d’humeur, tout s’apaise par un appel à l’amour : «faites tout avec amour» (1 Corinthiens 16, 14). Entre ces deux interventions, se place le chapitre treizième qui concerne le don le meilleur : l’agapè. Ce mot si difficile à traduire, je tente de le situer dans un contexte plus large quand je le mets en tension avec eros, par la lecture de deux traités de Platon : le Banquet et le Phèdre.

Puisqu’il propose de nouvelles règles de vie dans le Seigneur, Paul soumet aux saints des Églises une approche pédagogique accessible au plus grand nombre, celle de l’imitation. D’abord, une imitation de proximité, si l’on peut dire : «soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ» (1 Corinthiens 11, 1; voir aussi 4, 16). Puis, de façon plus fondamentale, une imitation du Christ, qui, dans son abaissement, sa kénôse, «s’est fait tout à tous», avec un caractère radical qui ne peut appartenir qu’à Lui (Philippiens 2, 5-11). Dans un cadre plus traditionnel, l’imitation s’exerce dans la très ancienne hiérarchie qui détermine les positions de chacun dans la dynamique de l’amour. Tout repose alors sur la prépondérance de la tête, (kephalè), force de la tradition et ancrage de l’ordre social régi par une très forte hiérarchie.

Dans la Lettre aux Éphésiens, les échanges vigoureux des lettres à la communauté de Corinthe ont laissé place à des consignes plus sereines, adaptées au bon ordre dans l’assemblée. Au chapitre cinq, l’auteur expose l’arrimage d’une hiérarchie conjugale à une hiérarchie théologique. «[…] femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Église, lui le Sauveur de son corps. Mais comme l’Église est soumise au Christ, que les femmes soient soumises en tout à leurs maris. Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle.» (Éphésiens 5, 21-25.28).

Pour conclure brièvement, les thématiques explorées dans mon étude sont l’amour lui-même, ses pouvoirs thaumaturgiques, les rapports entre mari et femme, selon la prépondérance que l’archie accorde à la tête ou au chef, puis l’imitation et le sacrifice. Ces réalités sont exprimées dans une pluralité de langues connues par autant de traductions. Il faut se rendre sensibles aux très lointaines origines de ce lexique de l’amour dont nous faisons usage dans la vie de tous les jours. Je propose donc aux lecteurs le recours à plusieurs traductions : la TOB, le Pacte neuf (André Chouraqui), le «Chant des Chants» (Henri Meschonnic, dans Les cinq rouleaux) et le Nouveau Testament (Michel Léturmy), dans La Pléiade. Par ailleurs, il est fait appel à d’autres livres de la Torah, en ce qui concerne le sacrifice d’une victime. Mais c’est surtout le Chant des chants qui offre comme un contrepoint paisible et heureux aux discussions viriles de l’apôtre Paul et du philosophe Platon.

On peut se procurer cet essai sur le site de Bouquinbec, en suivant ce lien :
https://boutique.bouquinbec.ca/bess-pour-l-amour-lecture-de-breaking-the-waves.html
sur le même site, on pourra aussi lire la «Conclusion» du livre.