Parabole

Il est né le divin… Verbe!

Auteur: Patrice Bergeron, prêtre
Bibliste et curé de la paroisse Saint-Bonaventure à Montréal

Jésus est présenté en tant que Verbe dès le tout premier verset de l’Évangile de Jean. Cette désignation est absente des évangiles synoptiques et ne revient pas après le prologue de Jean. Afin de bien comprendre la portée et les origines probables de ce concept, Patrice Bergeron nous fait passer par la littérature gnostique, les écrits de Philon d’Alexandrie et les livres sapientiaux de l’Ancien Testament.

Si nous n’avions que le prologue de l’Évangile de Jean pour nous parler du mystère de Noël, il serait bien difficile d’imaginer la «crèche» qui s’en inspirerait! Ce sont les récits très imagés des «évangiles de l’enfance» chez Matthieu et Luc qui ont forgé nos représentations de la Nativité de Jésus — et c’est très bien ainsi! Toutefois, le prologue de Jean traite bien aussi du mystère de Noël. À preuve, c’est l’évangile qu’on lit intégralement à la messe du Jour de Noël, le 25 décembre au matin, dans la liturgie catholique. L’artiste-poète de l’Antiquité à l’origine du prologue fut drôlement bien inspiré pour nous dire «autrement» ce mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu.

Jésus est Dieu… jusqu’au bout!

Si nos quatre évangiles en viennent à affirmer l’identité divine de Jésus, c’est le quatrième (attribué à Jean) qui en tire jusqu’au bout les conséquences, en aval de sa vie terrestre jusqu’en amont. J’entends par aval, ce qui suit la vie-mort-résurrection de Jésus: il monte au ciel et s’assoit à la droite de Dieu, façon biblique de dire que le Ressuscité partage désormais sa domination sur l’univers. De cette réalité, les évangiles synoptiques en rendent compte. Mais Jean va plus loin, jusqu’à affirmer la préexistence de Jésus (ou de celui qui allait devenir Jésus en s’incarnant) en amont de sa vie terrestre, avant les jours de sa chair. Si Jésus est Dieu, ce qui sera pleinement manifeste pour les témoins de la résurrection, il ne peut être qu’éternel. Or donc, il faut qu’il «soit» depuis toujours, même avant la création du monde, ce qu’affirme le prologue. Sans nier cette réalité d’une préexistence éternelle de la personne du Christ, les évangiles synoptiques ne l’expriment pas, se contentant d’explorer le versant terrestre de la vie de Jésus, de sa conception à son ascension.

D’où est-il?

Cette idée de l’origine mystérieuse et éternelle de Jésus qui parcourt tout le quatrième évangile est annoncée par le prologue, dès ses premiers mots: «Au commencement était le Verbe et le Verbe était tourné vers Dieu et le Verbe était Dieu.» (Jean 1, 1).

Mais d’où l’auteur du prologue prend-t-il l’idée d’attribuer le titre de «Verbe» (logos, en grec) au Christ, titre que jamais le Jésus de Jean ne s’attribue lui-même — et Dieu sait combien ce dernier est loquace sur sa propre identité dans le quatrième évangile! D’autant plus bizarre, que l’emploi du mot logos disparaît complètement de l’évangile johannique à partir du verset 14 du premier chapitre. De cette bizarrerie, d’aucuns déduisent que le prologue est une pièce à part, une hymne autonome d’une autre source, que l’évangéliste a récupérée habilement pour servir de portail majestueux à son œuvre.

D’où vient le titre de «Verbe»?

Aventurons-nous donc dans une filature de l’origine de l’attribution du titre de Verbe à Jésus, désignant celui-ci avant les jours de sa chair. Outre le prologue, on ne retrouve ce titrei que dans la littérature johannique du Nouveau Testament. En deux autres occurrences, le titre de Verbe désigne fort probablement le Christ. Cependant, ailleurs que dans l’évangile, ce terme est suivi d’un génitif (Verbe de vie, 1 Jean 1, 1; Verbe de Dieu, Apocalypse 19, 13), ce qui affaiblit — sans la détruire — l’idée d’un Verbe «en soi», d’une Parole «hypostasiée», c’est-à-dire ayant une existence propre et personnelle.

Par contre, il est des écrits de l’Antiquité, notamment dans la littérature gnostique, où un tel personnage existe. Dans les systèmes gnostiques, ce Verbe est un être divin, intermédiaire, envoyé par l’Être suprême pour apporter à l’humanité une connaissance de salut, censée lui révéler son identité céleste enfouie dans le monde mauvais de la matière crééeii. Ça ne saurait être plus contraire à l’idée du prologue où la création (la matière) est vue positivement à tel point que le Verbe lui-même prend chair, s’incarne dans un vrai corps, celui de Jésus de Nazareth. Une influence gnostique directe sur le quatrième évangile est donc à écarter, d’autant plus que les mouvements plus organisés de ce courant sont postérieurs à l’évangile de Jeaniii.

Piste plus intéressante, un autre «Verbe» existe dans les écrits d’un théologien juif hellénisé contemporain de l’apôtre Paul: Philon d’Alexandrie (mort en 54 après J.-C.). C’est donc dire que cette idée du «Verbe» est dans l’air du temps et que l’auteur du prologue peut très bien avoir été perméable à un certain langage hellénistique pour dire le mystère du Christ. Philon fait du Verbe une entité divine, sa pensée en quelque sorte, instrument de la création. En ceci, il se rapproche du Verbe johannique.

Au commencement…

Car c’est bien au premier récit de création de la Genèse que fait allusion le prologue dès son entrée en matière par l’utilisation des deux mêmes premiers mots de toute la Bible, en archè, en grec, traduits par «au commencement». De plus, il sera dit au verset 3 que «tout (le créé) fut par lui (le Verbe) et rien de ce qui fut ne fut sans lui» (Jean 1, 3). Le Verbe du prologue est cette personne divine, en communion avec Dieu mais distincte de lui, existant de toute éternité et par laquelle s’est opéré l’acte de la création.

Or, justement, comment s’opère l’acte de la création dans le premier récit de la Genèse? «Dieu dit: ‘Que la lumière soit!’ et la lumière fut (Genèse 1, 3). Dieu crée par sa Parole (dabar, en hébreu) et sa Parole est efficace, elle crée ce qu’elle dit, elle suscite immédiatement ce qu’elle signifieiv. Réfléchissant sur ce mystère de la parole créatrice de Dieu, Israël avait développé toute une théologie du dabar, dont témoignent plusieurs textes de l’Ancien Testament (Isaïe 55, 10-11 ; Psaume 33 ; 119, 89-91 ; 147 ; 148 ; Job 38…).

La Sagesse personnifiée

Cette réflexion culmine dans les livres sapientiaux de l’Ancien Testament, œuvres qui offrent les points de contact les plus évidents avec le prologue. Là se trouve sûrement la source de l’emploi du terme pour l’auteur de ce passage de l’Évangile de Jean, qui change cependant le titre de Sagesse pour celui, masculin, de Verbe. Du dabar à la Sagesse, de la Sagesse au Verbe, la réflexion s’approfondit et le visage de cette Parole créatrice éternelle de Dieu se précise toujours davantage. Cette Parole devient une personne. Les livres de la Sagesse, du Siracide et des Proverbes, en particulier, nous dévoilent son identité et nous déclinent ses œuvres. Peut-être s’agit-il, pour leurs auteurs, d’une personnification purement poétique de la Sagesse, car la défense jalouse du monothéisme empêche sûrement l’introduction d’une pluralité en Dieu. N’empêche que tout ce qui est dit du Verbe dans le prologue est dit de la Sagesse dans la littérature sapientielle de l’Ancien Testament: sa préexistence éternelle auprès de Dieu (Proverbes 8, 22-31 ; Siracide 24, 1-3), son rôle de maître d’œuvre de la création (Sagesse 9, 1-2 ; Siracide 42, 15) et même, d’une certaine façon, son incarnation peuvent y être décelés (Siracide 24,8)v.

Du Verbe à Jésus, la «star» de Noël!

Nous sommes peut-être loin d’une crèche, des anges, des bergers et des mages, le prologue de Jean constitue néanmoins une étoile lumineuse qui nous guide vers l’auteur de la vie! Si, au fil de la lecture du prologue, le mot Verbe s’effacera pour faire place au nom de Jésus (à partir du verset 17), c’est peut-être pour nous dire depuis l’Incarnation et jusqu’à la fin des temps et au-delà… le nom de Jésus est le «nom au-dessus de tout nom» (Philippiens 2, 9), le seul capable de nous faire connaître Dieu et de nous donner accès à sa vie. N’est-ce pas cela, la Bonne Nouvelle de Noël?

Patrice Bergeron prêtre

i «Logos» en tant que nom propre et personnifié.
ii Tous les mouvements gnostiques présentent une vision dualiste entre le monde céleste du bien et le monde terrestre du mal, c’est-à-dire de la matière.
iii Les écrits gnostiques que nous connaissons datent du 2e siècle, alors que le quatrième évangile a sûrement été écrit avant la fin du premier siècle de notre ère.
iv En raison de cette efficacité de la Parole de Dieu, dabar se traduit aussi bien par «parole» ou «événement».
v Évidemment par le lecteur chrétien, comme l’auteur du prologue, qui relit ces livres sapientiaux avec les lunettes de sa foi au Christ. En effet, en Siracide 24, 8, il est dit de la Sagesse qu’elle «plante sa tente» (skènoô) en Jacob, le même verbe grec qu’en Jean1, 14 qui affirme l’incarnation du Verbe.

Cet article est tiré du numéro de décembre 2020 de la revue Parabole. Pour consulter l’ensemble du numéro, il suffit de se rendre au: https://socabi.org/documents/Parabole%2036-4.pdf