Bible et cinéma

Francis DaoustLE GRAND DESTIN DU ROI ARTHUR, DE MOÏSE ET DE SARGON D’AKKAD

Auteur: Francis Daoust

Le film Le roi Arthur : La légende d’Excalibur (2017), réalisé par Guy Ritchie, tourne autour d’une scène centrale, remémorée progressivement à plusieurs moments tout au long du film. Dans cette scène, le roi Uther dépose son jeune enfant dans une barque afin d’échapper au maléfique Vortigern. Mais Vortigern le surprend et engage le combat avec lui. Uther est battu et meurt sous les yeux de son fils qui est emporté sur la barque par les flots. L’enfant est récupéré en aval par des prostituées de la ville et connaîtra un grand destin : celui du légendaire roi Arthur. On retrouve une scène semblable dans le film Warcraft : le commencement (2016) de Duncan Jones, lors de laquelle Draka dépose son fils nouveau-né sur une rivière afin d’affronter une bande d’orques fidèles à Gul’dan. Draka est tuée et le bébé est emporté par la rivière et connaîtra lui aussi un grand destin : celui de Thrall, le chef de guerre de la horde et un des plus importants personnages de l’univers de Warcraft.
Scène tirée de Warcraft : le commencement (2016). (c) Atlas Entertainment, Legendary Pictures, Blizzard Entertainments, Universal Picture
Scène tirée de Warcraft : le commencement (2016). (c) Atlas Entertainment, Legendary Pictures, Blizzard Entertainments, Universal Pictures.
Les cinéphiles pourront creuser leur mémoire et retrouver des scènes semblables dans de nombreux autres films. Dans le film fantastique Willow (1988), produit et coécrit par George Lucas, une sage-femme s’enfuit avec un bébé nouveau-né qui porte la marque de la personne qui, selon la prophétie, mettra fin au règne de la tyrannique reine Bavmorda. Rattrapée par les chiens de chasse de la reine, elle fabrique un radeau de fortune et, vous l’aurez deviné, y dépose le bébé qui est emporté par les flots. Le bébé deviendra la princesse Élora qui, comme l’annonçait la prophétie, déferra la méchante reine. Et pourquoi pas un peu de dessin animé? Dans le film Ère de glace (2002), un village d’hommes préhistoriques est attaqué par une bande de tigres à dents de sabre. Une mère se sauve avec son enfant pour échapper à l’attaque et, légère variation ici, se jette à l’eau avec le bébé. Celui-ci est récupéré par le mammouth Manny, le tigre à dents de sabre Diego et le paresseux Sid et aidera à forger la solide amitié qui unira les trois personnages, avant d’être retourné à ses parents.

Toutes ces scènes rappellent évidemment le récit de la naissance de Moïse, telle que racontée dans le livre de l’Exode. Constatant que le peuple d’Israël devient trop nombreux et pourrait représenter un danger pour son royaume, Pharaon ordonne aux sages-femmes égyptiennes de tuer tout enfant mâle des Hébreux (Ex 1,15-22). Une femme de la tribu de Lévi cache cependant son fils nouveau-né pendant trois mois avant de le déposer sur une corbeille en papyrus sur le Nil. L’enfant est emporté par les eaux du fleuve et est ironiquement retrouvé et élevé par la fille de Pharaon (Ex 2,1-10). Cet enfant, baptisé Moïse par la fille de Pharaon, sera plus tard choisi par Dieu pour délivrer son peuple et le mener vers la terre qu’il avait promise à Abraham et ses descendants.

La découverte de Moïse. Sir Lawrence Alma-Tadema - 1904
La découverte de Moïse. Sir Lawrence Alma-Tadema – 1904
Le récit de la naissance de Moïse fut vraisemblablement mis par écrit à Jérusalem sous le règne du roi Josias au 7e siècle av. J.-C. Or, même si certains chercheurs maximalistes proposent une rédaction plus ancienne, dans le royaume du nord (Israël) au 9e siècle av. J.-C., la Bible n’est pas à l’origine du scénario de l’enfant en danger de mort emporté sur une rivière pour éventuellement connaître un fabuleux destin. En effet, une tablette d’argile mésopotamienne datant du début du 3e millénaire avant J.-C. relate l’histoire d’un nouveau-né, fils d’une prêtresse, qui fut déposé dans un panier et envoyé sur l’Euphrate. Il est repêché et élevé par un puiseur d’eau et, aimé de la déesse Inanna, devint roi et régna pendant 65 ans. Il s’agit de la légende du roi Sargon (v. 2334-2284 av. J.-C.), le grand fondateur de l’empire akkadien. Une tablette du 7e siècle av. J.-C., retrouvée dans la bibliothèque d’Assurbanipal en 1867 par l’archéologue Sir Henry Rawlinson, relate l’épisode au complet :

« Sargon, le puissant roi, roi d’Agade, je suis. Ma mère était grande prêtresse. Mon père, je ne le connais pas. Les frères de mon père campent dans la montagne. Ma ville natale est Azupiranu [« ville du safran »], sur les bords de l’Euphrate. Ma mère, la grande prêtresse, me conçut et m’enfanta en secret. Elle me déposa dans une corbeille de roseaux, dont elle scella l’ouverture avec du bitume. Elle me lança sur le fleuve sans que je puisse m’échapper. Le fleuve me porta ; il m’emporta jusque chez Aqqi, le puiseur d’eau. Aqqi le puiseur d’eau me retira [du fleuve] en plongeant son seau. Aqqi le puiseur d’eau m’adopta comme son fils et m’éleva. Aqqi le puiseur d’eau m’enseigna son métier de jardinier. Alors que j’étais jardinier, la déesse Ishtar se prit d’amour pour moi et ainsi j’ai exercé la royauté pendant 65 ans. »

Relation historique concernant la naissance merveilleuse de Sargon d'Akkad et ses démêlés avec son maître, le roi de Kish. Musée du Louvre.
Relation historique concernant la naissance merveilleuse de Sargon d’Akkad et ses démêlés avec son maître, le roi de Kish. Musée du Louvre.
Les parallèles avec le texte biblique sont nombreux : l’enfantement en secret, le panier de roseaux couvert de bitume, l’envoi sur le fleuve, l’éducation par des étrangers, etc. Les auteurs du livre de l’Exode connaissaient assurément la légende du roi Sargon et s’en sont inspirés pour leur récit de la naissance de Moïse. Que Moïse ait véritablement été déposé sur le Nil ou non est de peu d’importance. Le message que les auteurs de la Bible désirent véhiculer par cet emprunt est que Moïse est destiné à un avenir prometteur. Tout comme Sargon, il deviendra un grand leader et, sans devenir roi, sera à l’origine d’une importante institution : l’alliance entre Dieu et le peuple hébreu. Le récit de la naissance de Sargon faisait aussi ressortir ses humbles origines. Les rois de la période des dynasties archaïques (env. 2900-2340 av. J.-C.) qui avaient précédé Sargon assuraient leur autorité en établissant leur origine aristocratique, mais ne parvenaient pas à unir la région. Ce n’est pas le cas de Sargon qui, par le récit de sa naissance, se présentait comme un homme du peuple. On estime d’ailleurs que cette stratégie fut bénéfique pour Sargon puisque la majorité de la population du sud de la Mésopotamie était pauvre et put s’identifier au roi ascendant. De la même manière, les auteurs de la Bible présentent Moïse comme un homme d’humble origine. S’il réussira à libérer le peuple de l’esclavage d’Égypte, ce n’est pas en raison d’origines nobles, ni en raison de ses qualités personnelles, mais parce Dieu l’envoie. C’est Dieu qui libère son peuple d’Égypte en non pas Moïse. Remarquons finalement le choix opéré par Dieu. Pour libérer son peuple, il ne sélectionne pas un puissant guerrier, ni un grand sage, ni un leader charismatique, mais un bébé seul flottant sur un cours d’eau. Alors, si, lors de vos prochaines vacances, vous voyez un bébé passer sur un panier sur un cours d’eau, assurez-vous de le repêcher! Qui sait? Peut-être pourrez-vous ainsi participer à son grand destin?